Rencontre avec Stéphane Defraine

Par Baudouin Havaux 

06.02.2023

Ce n’est un secret pour personne, les vins de Bordeaux sont en perte de vitesse. Victime depuis une décennie du « Bordeaux basching » les producteurs bordelais sont confrontés à un désamour de leurs clients traditionnels. 

Quel est l’origine de cette crise des vins bordelais ?

Pour bien comprendre les spécificités bordelaises il faut remonter de plusieurs siècles. Il y avait d’un côté des vignerons dont la mission était de produire du vin et de l’autre les négociants chargés de le vendre. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque Bordeaux était anglais et que ses vins n’étaient pas vendus en France mais dans le nord de l’Europe. Cette manière de travailler coupait littéralement tous contacts entre producteurs et  consommateurs. Contrairement aux vignobles situés sur le couloir rhodanien reliant l’Italie au nord de l’Europe qui était en permanence visités par les marchands avec qui ils échangeaient. Par conséquence ayant très peu de retour du client final, les producteurs ignoraient quel type de vin il fallait élaborer pour satisfaire la demande finale. Les choses ont évidemment changées mais pas si rapidement que ça. Je me rappelle que quand je me suis installé à Fontenille, il y a 35 ans,  la première chose que j’ai fait c’est d’installer le long de la route un panneau sur la quel j’avais mentionné «  Vente Directe ». C’était le première fois que l’on découvrait ce style de message dans la région. Mes voisins m’ont regardé d’un drôle d’œil, certains m’ont fait comprendre que ça ne se faisait pas. Aujourd’hui 80% des vins blancs d’Entre-deux-Mers sont vendus en bouteille et en direct sans passer par le négoce.

L’acquisition massive de propriétés par des banques et des compagnies d’assurance a provoqué la déshumanisation du vignoble bordelais, une frontière de plus entre le vignerons et le consommateur.

Bordeaux n’a pas vu venir les tendances et la demande des nouvelles générations à l’affut de vins plus fruités, plus souples, moins boisés, plus typés et véhiculant une image plus « fun », moins conformiste.

Le Bordeaux est-il trop cher ?

Il ne faut pas confondre le prix des Grands Crus qui est devenu un marché de luxe. Il représente 5% du volume et 30 % du chiffre d’affaire. Ce segment fonctionne très bien. Par contre l’augmentation des prix de 50% certaines années a créé des frustrations chez les amateurs de Bordeaux qui ne pouvaient plus suivre l’envolée des prix. Et s’est propagé dans le subconscient des consommateurs que les vins de Bordeaux étaient trop chers, alors que 95% des Bordeaux présentent aujourd’hui un extraordinaire rapport qualité/prix. Le rôle un peu sournois de certains sommeliers et cavistes qui en ont profité en dénigrant Bordeaux, dans le seul but de se faire mousser, ne nous a pas aidé.

Quel est le rôle des interprofessions  et des syndicats d’appellation ?

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le rôle des syndicats d’appellation et du CIVB n’est pas de défendre les producteurs ou les négociants mais bien la défense du terroir et du produit. De trop nombreuses décisions ont été prises sur base d’enjeux politiques à court terme pour contenter des producteurs et des négociants au détriment de l’intérêt des appellations avec une vision à plus long terme.  L’avis du plus grand nombre n’est pas toujours le meilleur. Durant ma présidence du Syndicat de l’Entre-deux-Mers, j’ai introduit un nouveau règlement qui attribuait une voix par 5 hectares de vignoble ce qui donnait plus de poids à la défense des intérêts de la production.

Le CIVB (Comité Interprofessionnel de Bordeaux) estime que pour équilibrer le marché  il faut arracher 15.000 hectares. Est-ce la bonne solution ?
C’est certainement une bonne solution, mais à court terme. D’autres solutions plus structurelles doivent accompagner cette mesure. Il faudrait segmenter l’offre en développant à côté des vins de prestige, le cœur de gamme avec des vins typés qui correspondent à la demande actuelle. Les consommateurs consomment moins, mais mieux et sont prêts à acheter plus cher si la qualité le justifie. Il faudrait sortir de l’AOC les vins produits de manière industrielle qui n’ont pas leur place dans nos AOC. Ces vins devraient être produits dans la catégorie de vins  sans indication géographique. Il faudrait également augmenter les rendements sur base d’une augmentation de la densité de plantation afin de garantir la qualité et la typicité des vins de Bordeaux. Il faudrait aussi encadrer et protéger la notion de « château » : Nous devrions imposer la mise obligatoire au Château qui doit être associée au nom du vigneron comme unique critère à cette dénomination.

Je pense enfin que les perspectives de sortie de crise ne peuvent sans doute pas passer par les organes institutionnels actuels. Aujourd’hui le négoce ne représente que l’élite des grands crus classés et ses marques de distribution, laissant seuls les acteurs indépendants. Il faut impérativement changer la gouvernance si nous voulons évoluer. Il est important de définir une stratégie ouverte et offensive à travers une organisation interprofessionnelle efficace, renouvelée et rassemblée qui respecte les particularismes de chacun et tienne compte des nouveaux équilibres commerciaux des vins de Bordeaux.

Certains journalistes, surtout en France, ont soulever la problématique de l’usage intempestif de pesticides à Bordeaux . Où en sommes-nous aujourd’hui ?

Vous faites référence à l’enquête de cash investigation qui s’est focalisée sur Bordeaux parce que c’est le vignoble le plus important de France, mais elle aurait pu la réaliser dans n’importe quelle région et malheureusement c’est tombé sur Bordeaux.
Bordeaux a réalisé cette dernière décennie une véritable révolution écologique. On utilise aujourd’hui trois fois moins de pesticide qu’en 2013, et 75% du vignoble bordelais est en démarche environnementale certifiée. Demain ce sera un prérequis pour 100% des producteurs.

Face au réchauffement climatique l’introduction de nouveaux cépages pourrait être une solution?

Même si ma réponse semble écologiquement incorrecte, j’estime que le réchauffement climatique a été profitable à Bordeaux. Nous produisons des raisins bien mûrs et des vins plus souples et moins taniques. Personnellement je ne vois pas la nécessité d’importer des cépages portugais. Nous avons ici des cépages adaptés à notre terroir comme le cabernet sauvignon, le cabernet franc, le malbec ou le petit verdot.

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